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La stratégie de l’individualisme

Etes-vous "concernés" par la réforme des retraites ?

Une nouvelle journée de manifestation est annoncée pour le 9 décembre. Réunira-t-elle autant de participants que les précédentes ?

Dans la bouche des opposants, il est devenu coutumier de comparer cette réforme des retraites avec le CPE.
Le CPE ? Cette funeste tentative des années Villepin-Chirac pour créer un nouveau contrat de travail - projet qui se solda par un échec complet. Le déshonneur et la défaite, aurait dit un grand homme dans un autre contexte.
On comprend bien l’intérêt de cette comparaison pour les manifestants. Elle permet d’assimiler Emmanuel Macron et son gouvernement à l’intransigeance bornée du couple Villepin-Chirac.
Elle sert à démontrer que l’actuel président-qui-dénonce-l’immobilisme est lui-même... immobile.
Et puis cette comparaison est populaire, aussi, parce qu’elle fournit de l’espoir aux protestataires. Après tout, le CPE a fini par être abandonné, c’est le destin qu’ils souhaitent à la retraite par points.

Falaise

Néanmoins cette analogie historique est inexacte. A l’époque, Dominique de Villepin se faisait une mission quasi-divine de ne pas reculer, de ne lâcher sur rien. L’admirateur de Napoléon voulait faire front. Ses collaborateurs l’ont entendu pester à la manière d’un grognard, sur "cette France en demande de fermeté" ; ils l’ont entendu dégoiser contre les députés qui ont "le trouillomètre à zéro".

Bref, à l’époque, Villepin s’était mis dans la position du général en haut de la falaise : reculer un peu, cela revient à tomber.

Si l’on observe le fil des dernières semaines, ce n’est pas le chemin qu’a choisi Emmanuel Macron. Derrière les postures martiales, le recul a déjà commencé. Il n’est pas total, absolu, mais il est substantiel.

Souvenez-vous, la réforme devait normalement commencer avec la génération 1963, elle s’impose finalement à celle de 1975. Et même à celle des années 80 pour les cheminots.

Plus encore, le changement de système a été différé, voire ajourné, pour certaines professions toujours plus nombreuses : policiers, militaires, danseurs de l’opéra de Paris, contrôleurs aériens... Le régime universel n’est pas pour demain.

Comment expliquer cet assouplissement ?

Emmanuel Macron garde les cicatrices de la révolte des gilets jaunes ; il se souvient qu’à l’automne 2018, il avait lâché trop tard et trop peu. Dans son entourage, certains ministres comme Bruno Le Maire l’incitent aussi à la prudence. "BLM" a vécu aux premières loges les bravades de Dominique de Villepin ; il sait que l’intransigeance est en général la dernière posture avant le retrait total.

Si l’on dézoome du combat politique quotidien, quelle est la tactique choisie ici par l’Exécutif ?
Il mise sur l’individualisme.

  • Il espère que les classes d’âge qui ne sont pas touchées par la réforme quitteront les cortèges.
  • Il subodore que les professions qui en sont exemptées se désolidariseront des défilés.
  • Bref, que les concessions au mouvement entraînent... la scission du mouvement.

Not your business

Le vocabulaire utilisé en donne d’ailleurs un indice éclatant. Qu’est-il inscrit sur le simulateur de retraite mis en ligne par le gouvernement ? Vérifiez si vous êtes "concerné" par la réforme.

Concerné : ce mot est formidable. Sous-entendu, "si vous n’êtes pas directement concerné, passez votre chemin". Comme si la politique n’était qu’une galaxie d’intérêts séparés - et non un grand dessein collectif.

Pourtant, on peut être exempté par le changement de règles, mais rester tout de même "concerné", c’est à dire attentif, vigilant, scrupuleux. Tout comme il n’est pas besoin d’être milliardaire pour avoir un avis sur l’ISF ; ni d’être Noir pour rejeter le racisme ; ni encore d’être cheminot pour contester la privatisation du rail... il n’est pas obligatoire d’être directement touché par la réforme des retraites pour s’en préoccuper. Encore plus quand elle est présentée comme "universelle".
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« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger", professait Térence. En tout cas, rien de ce qui est démocratique n’est étranger au citoyen.
Ou alors l’adjectif « concerné » devrait ici s’écrire en deux mots.
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Frédéric Says de France-Culture

Article publié le 4 janvier 2020.


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